par Roger Gauthier, o.m.i.
La grande veillée de la Pâque était arrivée et Jésus voulut la vivre avec nous, dans l’intimité. Nous étions inquiets car nous redoutions que ce soit sa dernière Pâque avec nous et qu’il nous quitte bientôt. Quand? Comment? Tout était possible avec Jésus. Quand il nous parlait et même quand il nous regardait, je ne voyais plus que de l’amour en lui. Presque soixante années plus tard, j’ai écrit ce que nous avons tous vécu avec lui ce soir-là; et c’était encore tout vivant.
Si quelqu’un veut partager au moins un peu l’atmosphère qui nous enveloppait ce soir-là, dis-lui de lire et relire le début du chapitre 13 de mon évangile. Écoute bien ça :
« Jésus, sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père, lui qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême. Au cours d’un repas, alors que déjà le diable avait jeté au cœur de Judas Iscarioth, fils de Simon, la pensée de le livrer, sachant que le Père a remis toutes choses entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers Dieu, Jésus se lève de table, dépose son manteau et prend un linge dont il se ceint. Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à nous laver les pieds et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ».
Je t’assure que nous sommes tous restés figés, incapables de refuser ni d’accepter un tel geste. Quelques jours à peine auparavant, il était entré dans Jérusalem comme un roi et, ce soir, il était à genoux devant chacun pour nous laver les pieds! Comme toujours, c’est Simon Pierre qui, comme il faisait souvent, a dit tout fort ce que nous n’osions pas exprimer. Quand ce fut son tour, il se dit franchement scandalisé: « Toi, Seigneur, me laver les pieds! » Avec sa voix la plus douce, Jésus lui répond : « Ce que je fais là te surprend, mais fais-moi confiance si tu ne comprends pas pour le moment, je t’expliquerai tout à l’heure. » Mais Pierre ne pouvait vraiment pas tolérer Jésus à genoux devant lui : « Toi! me laver les pieds à moi : jamais! » Jésus était habitué à la patience avec Pierre car il aimait sa franchise, même quand elle était brutale; mais il restait toujours ferme avec lui : « Si je ne te lave pas les pieds, tu ne pourras pas partager ce repas avec moi et mes amis; tu ne pourras pas demeurer mon disciple ». Pierre était estomaqué et répondit avec autant de fougue : « Alors, Seigneur, non seulement les pieds, mais les mains et la tête! » Jésus lui sourit et lui expliqua que l’essentiel de son geste n’était pas dans la quantité de lavage: « Celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé encore une fois, car il est entièrement purifié ». Puis dans une tentative discrète de faire réfléchir Judas, il ajoute avec tristesse, sans le nommer : « Hélas, vous n’êtes pas tous purs ». Il avait deviné que Judas avait déjà tout arrangé pour le livrer à ceux qui voulaient le tuer.
Quand Jésus eut fini de laver les pieds de chacun, même de Judas, il reprit son manteau et se remit à table. Personne ne parlait, nous étions trop impressionnés par ce mystérieux comportement de Jésus. Avec une infinie patience et une grande bonté, sans le moindre reproche pour notre oubli de ce qu’il nous avait déjà dit sur l’importance du service, il se mit à nous expliquer le pourquoi de son geste : « Vous ne comprenez pas ce que je viens de faire? Voici : vous m’appelez ‘le Maître et le Seigneur’ et vous avez raison, car je le suis. Si moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, c’est pour vous donner l’exemple de ce que vous devez faire dans vos relations les uns avec les autres.
Ce que j’ai fait pour vous,
faites-le vous aussi les uns pour les autres.
Ce que je vous dis là est une parole sacrée :
un serviteur n’est pas plus grand que son maître
ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie.
Je me souviens comment, tout au long de ce repas, un lourd nuage de tristesse flottait dans les yeux de ce Jésus qui avait vécu avec nous comme un grand ami. À quelques reprises, il sentit le besoin de nous confier sa souffrance comme s’il avait besoin de nous pour la porter avec lui. C’est ainsi qu’après ses explications sur le lavement des pieds, il ajouta : « Vous n’êtes pas tous capables d’accueillir ce que je vous dis ce soir. Je vous connais bien, car je vous ai choisis personnellement. Mais il arrivera ce qui se produit parfois chez des amis qui partagent la même table; c’est l’Écriture qui le dit : ‘Celui qui mangeait le pain avec moi, contre moi a levé le talon’. Je vous dis cela à l’avance, avant que l’événement n’arrive, afin que vous ne soyez pas ébranlés dans votre attachement à moi et que vous soyez certains que je n’en serai pas détruit ».
Comme s’il voulait attendrir le cœur du traître, Jésus mentionna la richesse qu’il y a à accueillir quelqu’un en comptant sur lui : « Retenez bien ceci qui est essentiel à mes yeux : ‘À chaque fois que vous accueillerez une personne à cause de moi, c’est moi que vous recevrez et c’est aussi recevoir celui qui m’a envoyé vers vous’ ». Puis, il parut troublé jusqu’au fond de lui-même et déclara sur un ton solennel : « Je dois vous dire en toute vérité que l’un d’entre vous va me livrer à ceux qui veulent me faire mourir ». Il parut soulagé d’avoir ainsi parlé.
Nous étions bouleversés par cette révélation; nous nous regardions les uns les autres, nous demandant de qui il avait parlé. J’étais à côté de lui et Simon Pierre me fit signe de demander de qui il s’agissait. Je me penchai sur la poitrine de Jésus et lui dit : « Seigneur, qui est-ce? » Évitant de compromettre le fautif devant tout le monde et peut-être en espérant qu’il se ravise, il le pointa par un signe discret : « C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper ». Il la donna à Judas Iscarioth, fils de Simon. À ce moment-là, ce fut comme si Satan s’était emparé de Judas. Jésus lui dit discrètement : « Ce que tu as à faire, fais-le tout de suite ». Aucun de nous ne comprit le sens de cette parole. Du fait que Judas était une sorte de trésorier pour le groupe, certains supposèrent que Jésus lui demandait d’acheter le nécessaire pour la fête de Pâque ou, encore, d’offrir de l’argent à des pauvres pour qu’eux aussi puissent fêter. Quant à Judas, il avait bien compris : dès qu’il eut pris la bouchée offerte par Jésus, il sortit du cénacle et s’enfonça dans la nuit noire… comme un aveugle. Dès que Judas fut sorti, Jésus parut soulagé et nous enveloppa de tendresse tout le long de cette soirée; il dit : « Maintenant, comme Envoyé du Père dans le monde, j’entre dans l’étape qui me conduira à la glorification et qui servira ainsi à la glorification de Dieu. Et c’est bientôt que Dieu m’accueillera dans sa propre gloire ». Nous étions bouleversés.
C’est quand même avec une grande franchise qu’il nous prépara à son départ : « Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous souffrirez de mon absence et vous me chercherez partout. Je dois vous répéter ce que j’ai dit dernièrement aux gens qui me persécutaient : là où je vais, vous ne pouvez pas venir tout de suite ». Puis il nous expliqua comment nous pourrions prolonger sa présence entre nous et autour de nous : « Je veux que vous vous aimiez les uns les autres d’une manière tout à fait nouvelle, je veux dire : comme moi, je vous ai aimés depuis que nous sommes ensemble. En vous aimant les uns les autres comme je vous l’ai montré, tout le monde saura que vous voulez poursuivre ce que j’ai commencé ».
Angoissé à l’idée que Jésus allait disparaître, Pierre n’écoutait plus ses recommandations. Sa tête bourdonnait de questions : « Seigneur, où vas-tu t’en aller? »
Jésus lui répète ce qu’il vient de dire : « Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant; plus tard, tu suivras ». Quand Pierre était pris par l’émotion, il ne changeait pas d’idée facilement : « Seigneur, pourquoi ne puis-je te suivre tout de suite? Je suis prêt à donner ma vie pour toi ». Jésus ne faisait jamais de compromis avec la vérité; toujours il détruisait nos illusions. Quand il avait proclamé qu’il était la Vérité, nous savions combien c’était vrai! C’est pourquoi, sans ménagement, il répondit à Pierre : « Donner ta vie pour moi! Au contraire, je puis t’assurer qu’avant la fin de cette nuit, tu m’auras renié trois fois ». Pierre n’en croyait pas ses oreilles et resta bouche bée, de même que nous tous.
Plus la soirée avançait, plus Jésus nous paraissait mystérieux et plus montait un climat d’angoisse. Jésus essaya de nous pacifier en y mettant encore beaucoup d’amour et de compréhension pour notre inquiétude : « Que votre cœur ne se trouble pas pour ce que je vous ai dit. Parce que vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Je vous assure que dans la maison de mon Père, il y a plusieurs manières propres à chacun de s’y retrouver. S’il n’en était pas ainsi, croyez-vous que je vous aurais promis d’aller moi-même à l’avance vous préparer le lieu où vous vivrez avec moi. Quand vous serez prêts, je reviendrai vous prendre avec moi, si bien que là où je suis, vous serez aussi. Pour ce qui est du lieu où je vais, vous en savez le chemin ».
Pour nous, le mystère demeurait, mais la confiance dans l’amitié de Jésus avait pris le dessus de sorte que tous les disciples devinrent loquaces. Le premier à intervenir fut Thomas, toujours aussi fidèle à la logique : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas, comment pourrions-nous en connaître le chemin? » Jésus lui répondit : « C’est moi le chemin par où on peut accéder à la Vérité et à la Vie. Personne ne peut rejoindre le Père sans passer par moi. À mesure que vous allez me connaître vraiment, vous connaîtrez aussi mon Père. Déjà, vous le connaissez un peu et vous avez une bonne idée de son visage ». Philippe laissa parler son cœur d’enfant et posa la question que tous les disciples avaient sur les lèvres : « Seigneur, montre-nous donc ce Père dont tu nous parles toujours et nous n’aurons plus de questions ». Jésus lui répondit : « Ça fait longtemps que je vis avec vous, Philippe, c’est comme si tu ne me connaissais pas encore. Celui qui m’a vraiment vu a vu aussi le Père. Alors pourquoi me demandes-tu de te montrer le Père? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi? Soyez sûrs que les paroles que je vous dis ne viennent pas de moi seul! Au contraire, c’est le Père, toujours avec moi, qui me donne de réaliser son projet au jour le jour. Faites-moi confiance : je suis toujours en présence du Père et le Père ne s’éloigne jamais de moi. Si vous doutez d’une parole que je vous dis, souvenez-vous que le Père la confirme par les œuvres qu’il me donne d’accomplir ».
Devant nos yeux ébahis, Jésus nous annonce alors ce que nous n’aurions jamais osé penser :
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